3.9.15

TON RESTAURANT FAVORI

Disons que toi ton restaurant préféré c'est le Casse-Croûte Chez Johanne parce que ses patates c'est les meilleures au monde, c'est écrit sur la pancarte décrochée à 45 degrés en avant avec les néons à moitié morts qui flashent ass - r ût ez Jo ne. Lisette la serveuse qui est là chaque matin est ben ben gentille avec toi, toujours le refill de café gratuit parce qu'a te connaît de face, mais pas de nom. Les œufs sont corrects la plupart du temps, le bacon est pas précuit, ce qui est un plus. Et c'est raisonnable comme prix pour ce que c'est. T'aimes ça, chez Johanne.

Ça fait des années que tu y vas, chez Johanne, même si t'as jamais vu Johanne la propriétaire. Tu te demandes si c'est vraiment elle qui run la place ou si c'est juste le nom de l'ancienne femme de l'ancien propriétaire.  Ou une personne fictive. En fait, t'en sais rien, tu sais même pas qui est derrière, ni depuis combien de temps c'est là.

Pis là un matin t'arrives pis le café est rendu un dollar plus cher. Étonnant, il avait jamais vraiment augmenté aussi loin que tu te souviennes. Sauf pour accoter l'inflation, disons, comme pas mal tout. Faque t'en fait pas un plat à Lisette. C'est juste un café après tout.

Et là deux semaines plus tard, c'est ton deux œufs bacon patates qui augmente d'un dollar et cinquante pis t'as une confiture en moins. Ton déjeuner est rendu officiellement moins abordable. Lisette a environ vingt pour cent moins de sourire dans le visage, mais tu te dis que c'est des choses qui arrivent. Tu lui passes un petit commentaire sur les deux augmentations, et elle te répond que la propriétaire, qui est, surprise, finalement Johanne, a dû faire des coupures dans les dépenses et augmenter certains prix pour pouvoir arriver. Parce que les temps sont pas faciles. Et tu te dis que c'est la réalité des choses.


Et les semaines passes, et tu remarques que Lisette est pu là chaque matin, que des fois c'est une autre que t'as jamais vu. Et y'a de plus en plus de banquettes vides. Donc pour faire du small talk tu fais le commentaire à la nouvelle que y'a moins de monde, et elle te répond avec un demi sourire. Pas grave, c'est moins sympathique que Lisette, mais c'est la vie.

Prochaine fois que tu vois Lisette, tu lui demandes comment ça elle est pu là chaque matin. Et elle te dit que Jo lui a coupé des heures pour en donner à sa nièce qui sourit à moitié, parce qu'elle lui coûte moins cher, parce que c'est de la famille. T'arrêtes de parler de ça à Lisette parce que tu vois bien que l'émotion lui monte dans les yeux, et tu voudrais pas gâcher ce qui lui reste de sourire.

Et plus le temps passe, plus tu remarques que le restaurant se vide, et que le café goûte de plus en plus l'eau de vaisselle. Même l'odeur de casse-croûte de la place a disparu. Ça sent juste l'apathie amère.

Le lendemain, t'en glisses un mot à Lisette, qui s'ouvre étonnamment à toi en te disant que Johanne a changé, qu'elle a coupé dans le resto pour sauver de l'argent à plusieurs niveaux pour rétablir ses finances coûte que coûte, et que tout ce que ça donne, c'est que la clientèle fuit parce que le service et les repas sont rendus déficients et qu'elle a de la misère à y arriver avec ses nouvelles heures de temps partiel. Tu te dis premièrement que Lisette est capable de vraiment mieux s'exprimer que t'aurais cru possible, et ensuite que Johanne doit vraiment avoir des problèmes financiers majeurs et irrécupérables si a doit pratiquer la mini austérité comme ça.

Et c'est là que tu vois une madame sexagénaire sortir du bureau en arrière, quitter le resto sans rien dire, et partir en Lexus.

Tu regardes Lisette la regarder avec un fond de mépris et une façade de dégoût, et tu comprends que c'est elle, Jo ne.

Et qu'une Lexus, ça vaut plus à ses yeux que la qualité de vie des Lisette et que son resto. Et plus que ton restaurant favori qui est en train de le devenir de moins en moins, à grands coups de Johanne.

Et que même si t'aimes ben Lisette, toi aussi tu risques d'aller voir ailleurs pour ton café et tes œufs. Parce que le concept de la nouvelle Johanne t’écœure. Et le nouveau café aussi.



1.7.15

LES MESURES

En général les mesures, c'est ce par quoi on passe pour mesurer des choses. Genre le son. Dans le sens du gruau. Ou des mètres et des pouces. Et rien comprendre à la logique du système impérial. Si logique est. 

Donc tu mesures quelque chose. Ton toi. Ta grandeur. Ou ton salon, ta cuisine, ta chambre, ta salle de bain, ton patio, tes yeux pleins d'eau quand tu regardes tes enfants devenir des adultes. Des choses physiques, tangibles, que tu peux compter. Si t'as une pôle de six pieds, ça mesure six pieds. Concept assez universel que pas mal tout le monde utilise sous une forme ou une autre, car assez pratique pour la vie courante. La comptabilisation mathématique. La grosse base.

Et t'as les choses qui se mesurent mal quand t'essaies de les rendre concrètes. Genre un sucre. Pour ton café. Oui, habituellement c'est plus ou moins un cube d'une certaine grandeur, mais t'as pas vraiment un sucre. Ni un lait d'ailleurs. À part dans un contexte d'ajouts à un breuvage, ça fait aucun sens. 

Veux-tu du sel? Oui j'vais t'en prendre cinq s'il te plaît. 

C'est des mesures vagues qu'on se permet en société parce que des fois on est fou comme une matante qui fait du scrapbooking un mardi matin. On en a une tonne de mesures comme ça qui font référence à de la matière concrète, mais exprimées flouement et on gère ça comme des champions. 

Et on a les concepts clairs qui sont flous. Genre la mesure du temps. Genre le temps qui est long quand t'es petit et de plus en plus court plus tu vieillis. Comme s'expliquer un million d'années. Mais vraiment y penser. Pas facile de s'imaginer simplement autant de temps. Se dire que Jésus et ses amis ça fait tellement longtemps, alors que c'était juste v'là une vingtaine de fois l'âge de ta grand-mère. Vingt-cinq grands-mamans pis t'es rendu à Jules César. 




Et y’a les mesures d'émotions. Mesures d'émotions. Ça aurait fait un excellent titre d'album circa 1985. On y retrouverait sûrement des titres comme Ma terre, ma patrie, Le bateau solitaire et Le souffle berceau d’un temps nouveau.

Des mesures d’émotions, donc. Comme quand on te demande combien tu l'aimes. Ça se quantifie mal, un amour. Tu peux le comparer à d’autres, genre un Top 10 des personnes que j’aime le plus au monde de l'Univers. Tu peux l’adjectifier, genre un peu d’amour, beaucoup d’amour, moyennement d’amour. Tu peux même être créatif et dire que t’as un amour rouge pour les paysages rustiques ou un amour malsain pour la broderie médiévale. Mais tu peux pas le compter mathématiquement. Tu peux pas avoir trois quantités d’amour. C’est de l’abstrait qui s’estime, mais qui a pas de références tangibles. Déjà juste à la base, le bonheur, l’amour, la déprime, on a de la misère à simplement se les expliquer clairement. On va pas en plus commencer à les compter.

De toute façon on en a pas vraiment besoin. On fait quand même bien sans. 

Et ça fait la beauté de la chose un peu, aussi, de pas vraiment pouvoir s’expliquer ce qui fait qu’on est ce qu’on est. Ça garde la magie.

15.5.15

LES PISSENLITS

C'est l'été qui arrive. Pourquoi? Parce que les pissenlits. C'est assez chaud pour des pissenlits, et habituellement, une fois qu'ils sont arrivés, ils repartent pas dans le gel. En fait, ils arrivent on sait pas trop comment, et repartent quelques temps plus tard de la même manière, après s'être transformé en boule de mousse. Imagée.

Donc c’est signe d’été, de linge léger, de vie, de saison mémorable, de moustiques, d’extérieur et de sangria.

Et comme chaque saison estivale, des personnages colorés vont se plaindre des beaux pissenlits qui gâchent leur gazon. Parce que mon gazon mon beau gazon. Et là David Suzuki va nous parler des bienfaits du pissenlit. Pis Éric Duhaime va nous dire que les pissenlits c'est un programme subventionné par des socialistes pis qu'on devrait en profiter pour réduire l'État. Et parce que c'est l'été ça pourra ou non faire la une de journaux, parce que l'été carbure aux faits divers à moins d'une catastrophe. Parce qu’on prend ça léger et que ça nous tente pas des grosses histoires lourdes. Bring me another beer, bartender.

Parlez-nous en des festivaux.

Et les publicités de gazon vert, de trous de marmottes, de voisins qui se comparent le parquet sont commencées. Et les incitatifs aux escapades folles pour les jeunes et les fin de semaines en Liberté 55 pour les 65 ans et plus. Et les promesses électorales de l'un et de l'autre avant de partir en vacances, parce que tout le monde va l'oublier quelque part entre deux verres sur une terrasse. Et l'odeur des BBQ dans les rues, des feux dans les places qui sont pas des rues. Des feux d’artifices semi-syncro dans la radio de la madame avec sa chaise longue. Je comprends pas trop comment c’est supposé m’inspirer l’œuvre de Riopelle ces feux-là.


Et t’as les belles photos de paysages inspirants et rustiques de ton Ami Aventurier en voyage au Bangladesh, et de Matante Malaise qui fait un #selfie au Tigre Géant à Varennes. T’as les gens de Laval qui sortent dans les supper clubs, et ceux qui cherchent dans les poubelles un reste de club sandwich pour souper. Et les soirées qui terminent tard et tôt à la fois, dépendant à quelle journée tu te réfères.

Et c’est comme ça la saison des fleurs. On l’attend pendant des mois parce que la plupart des gens normaux aiment ça. Parce que c’est joyeux et léger comme un vin rosé. Parce que ça sent généralement bon, parce qu’on a pas l’impression de se battre avec la nature pour rester en vie, mais bien d’en profiter. Parce qu’on peut voir les gens, et non pas seulement juste des gros manteaux ambulants. Parce que la crème glacée justifiée parce qu’il fait chaud, même si un verre d’eau aurait amplement fait l’affaire. Et le pas de besoin de planifier ton départ trente minutes à l’avance pour mettre tes bottes et ton manteau et ton foulard et tes mitaines et réchauffer la voiture ou se réchauffer dans l’abri bus.

Parce qu'il fait chaud. Parce qu'il fait beau. Parce que les pissenlits sont sortis au même moment que les martinis.

5.2.15

LE CONCEPT DES GENS

Aimer les gens, le monde en général. Vouloir le bien du peuple, des autres, de tout le monde. Rêver d'une sorte d'équité entre tous. C'est joli.

Pis là tu donnes du change à un itinérant en te disant que tu fais ton bout de chemin, que tu participes à donner un monde meilleur aux futures générations, même si y'a pas vraiment de lien entre les deux. Au moins il pourra peut-être s'acheter un café ou un sandwich pas trop passé date. Tu te dis que c'est pas pire, que tu peux pas faire ben ben plus avec ton petit salaire. Et là juste comme tu t'en vas pour traverser la rue tu l'entends crier des choses vraiment racistes à un gars qui a l'air vaguement arabe.

Pis là tu t'arrêtes chez Van Houtte, Second Cup ou n'importe quel autre café du genre. Sauf Dunkin' Donuts, parce que y'en a pu nulle part, ou presque. Et là tu vois deux dames âgées parler de leur retraite, du fait qu'elles ont pas grand-chose pour vivre à cause de ceci et cela et d'autres coupures. Tu te dis que si au moins tes impôts étaient mieux gérés, ben ça te dérangerait pas d'en payer autant ou un peu plus pour ces madames-là, les jeunes dans la misère, pour ceux qui en ont besoin, tant que ça leur reviendrait. Tu te dis que ça serait dont le fun que ça marche comme ça. Ça te fait espérer. Et là t'entends Petite Madame sortir de nulle part que si les criss de jeunes travaillaient plus fort comme dans leur temps on en serait pas là, et là elle part ben raide dans une sphère que t'aurais pas voulu la voir aller.

Pis là tu te demandes pourquoi t'arrêtes pas de vouloir aider ce monde-là dans ta tête, quand dans la réalité c'est du monde que t'aimerais même pas si tu les connaissais. En fait, tu les mépriserais solidement. T'aurais même pas des connaissances en commun avec eux, c'est pour dire. 


C'est pour ça que c'est mieux de se baser sur le grand concept général des gens quand soudainement on a une lancée d'altruisme. Parce que c'est bien dommage, mais les gens pris individuellement seront jamais à la hauteur de nos attentes. Certains oui, mais d'autres non. Tu peux pas aimer tout le monde partout. C'est impossible. Et normal. Alors faut à la place que tu te contentes de te dire que c'est pour le bien général. Avec un grand B si tu le sens comme ça. Que tes petites actions vont aider du monde que t'aimes pas, genre du monde que t'enverrais chier si t'avais une conversation de plus de trente secondes avec eux. Genre les gens que t'oses même pas croire qu'ils existent quand tu vois leurs commentaires de marde partout sur les Interwebs. Et quand même les faire, tes bonnes actions, parce que t'es une bonne personne, tu penses. Et ça contribue à quelque chose qui va dans le bon sens.

C'est déjà ça.

Et c'est un peu ça la vie aussi, pas trop s'attarder aux détails quand t'as des visées plus grandes. Sinon, personne aiderait personne, ou juste entre petites cliques. Comme des tribus. Sans Dana. 

Et on veut pas aller là, parce que ça serait encore pire. Même un petit bon est mieux que rien. Parce que tu te débarrasseras jamais de tout le monde que t'aimes pas. 


Faque essaie d'être mieux qu'eux.